04 novembre 2022

Fiscalité des sociétés de personnes et qualification de clause léonine

Me Grégory D'Angela

La décision par laquelle les associés d’une société soumise au régime fiscal des sociétés de personnes décident de déroger aux règles statutaires et d’attribuer en totalité pour trois exercices à un ou plusieurs associés la totalité des pertes résultant de l’activité de cette société est-elle opposable à l’administration fiscale ?

Dans une décision très récente du 18 octobre 2022 (CE 18 octobre 2022, req. n° 462497, publié aux Tables), le Conseil d’Etat a jugé qu’une telle décision ne présente pas le caractère d’une clause léonine, dès lors qu’elle est limitée dans le temps, et en a déduit qu’elle est opposable à l’administration fiscale.

 

Les faits à l’origine du litige fiscal

La société à l’origine du litige fiscal est une société civile immobilière (SCI) soumise au régime fiscal des sociétés de personnes prévu à l’article 8 du code général des impôts (CGI).

Sont associés de cette SCI un couple et leurs cinq enfants :

  • le couple détient ensemble 1 % du capital social (chaque époux détenant 0,5 %)
  • les cinq enfants détiennent ensemble 99 % du capital social

Avant la clôture des exercices 2014, 2015 et 2016, les associés ont décidé en assemblée générale extraordinaire de déroger aux règles statutaires et d’attribuer en totalité au couple les pertes relatives aux exercices 2014, 2015 et 2016 ; ce qui a permis au couple de disposer au titre des années 2014, 2015, 2016 d’un important déficit foncier.

L’administration fiscale a considéré que la décision d’attribuer au couple la totalité des pertes au titre des exercices 2014, 2015 et 2016 présentait le caractère d’une clause léonine qui ne lui était pas opposable. Elle en a déduit que le montant de la perte dont disposait le couple au titre des années 2014, 2015 et 2016 devait être limité à 1 % du montant total de la perte ; ce qui correspondait à la participation du couple dans le capital social. L’administration fiscale a, en conséquence, rectifié les revenus fonciers déclarés par le couple au titre de ces trois années d’imposition.

 

Les conséquences fiscales d’une clause léonine

1) L’article 1844-1 du code civil dispose que :

« La part de chaque associé dans les bénéfices et sa contribution aux pertes se déterminent à proportion de sa part dans le capital social et la part de l’associé qui n’a apporté que son industrie est égale à celle de l’associé qui a le moins apporté, le tout sauf clause contraire.

 Toutefois, la stipulation attribuant à un associé la totalité du profit procuré par la société ou l’exonérant de la totalité des pertes, celle excluant un associé totalement du profit ou mettant à sa charge la totalité des pertes sont réputées non écrites ».

 Il résulte de ces dispositions qu’une clause léonine s’entend :

  • s’agissant des bénéfices, d’une clause attribuant à un associé la totalité des bénéfices ou excluant un associé de tout bénéfice
  • s’agissant des pertes, d’une clause attribuant à un associé la totalité des pertes ou exonérant un associé de toute contribution aux pertes

L’article 1844-1 du code civil précise qu’une clause léonine est réputée non écrite.

2) Quelles conséquences en matière fiscale ?

Dans le cas d’une société soumise au régime fiscal des sociétés de personnes, les associés sont personnellement soumis à l’impôt sur le revenu pour la part de bénéfices sociaux correspondant à leurs droits dans la société, conformément à l’article 8 du CGI.

En présence d’une clause léonine, l’administration fiscale peut, du fait de son caractère non écrit, considérer qu’une telle clause ne lui est pas opposable et imposer ainsi les associés conformément aux droits dont ils disposent dans le capital social de la société. C’est précisément ce qu’elle a fait dans le présent litige en considérant que le couple ayant 1 % du capital social ne pouvait disposer que de 1 % du montant de la perte totale.

 

La qualification de clause léonine

Dans sa décision précitée du 18 octobre 2022 (CE 18 octobre 2022, req. n° 462497, publié aux Tables), le Conseil d’Etat n’a cependant pas suivi l’administration fiscale sur le caractère léonin de la délibération des associés.

En effet, il a adopté une interprétation particulièrement restrictive de l’article 1844-1 du code civil en considérant que le seul fait qu’une délibération décide d’attribuer à un ou plusieurs associés la totalité des pertes ne suffit pas à lui conférer un caractère léonin.

Pour la Haute juridiction administrative, une telle décision ne présente pas un caractère léonin lorsqu’elle est limitée dans le temps :

« 4. Pour juger que les décisions des assemblées générales extraordinaires des 30 décembre 2014, 28 décembre 2015 et 30 décembre 2016 attribuant à M. et Mme B… la totalité des pertes enregistrées par la société Duc A… pour les exercices clos respectivement en 2014, 2015 et 2016 ne pouvaient être regardées comme des stipulations réputées non écrites par l’effet des dispositions précitées du second alinéa de l’article 1844-1 du code civil, la cour administrative d’appel de Paris, qui a porté sur les faits de l’espèce une appréciation exempte de dénaturation, s’est fondée sur ce que ces décisions, qui concernaient tant les bénéfices que les pertes, ne dérogeaient que de manière ponctuelle au pacte social. En refusant ainsi de réputer non écrites de telles décisions qui se bornaient à déroger aux règles statutaires pour ce qui concerne la répartition des seules pertes constatées à la clôture des exercices concernés, et alors même que ces décisions ont eu pour effet d’exonérer certains associés de toute participation à ces pertes, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit ».

Tel était le cas en l’espèce, la décision d’attribuer au couple la totalité des pertes étant limitée à trois exercices.

On peut toutefois s’interroger sur la pertinence de cette solution en termes de sécurité juridique. Jusqu’à combien d’exercices peut-on considérer qu’il y a dérogation ponctuelle au pacte social ? Quid d’une décision d’attribuer la totalité des pertes à un associé qui serait reconduite d’année en année ?

Nul doute que le Conseil d’Etat devra dans les prochaines années préciser sa jurisprudence.

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